EHS association espérance hauts de seine

 

4Cette première caractérisation du rétablissement permet d’entrevoir l’originalité de la notion, qui se propose d’assumer la disjonction entre l’histoire de la maladie – et ses déterminants – et le devenir de la personne – qui comporte nombre d’autres déterminants. Cette disjonction ressort des études montrant que les facteurs psychopathologiques sont insuffisants à rendre compte du retentissement fonctionnel de la maladie, et plus encore du devenir à long terme des personnes [9, 25, 27, 38]. Qu’elle soit reconnue ou pas comme telle, cette disjonction est en réalité « familière » aux cliniciens, confrontés à de nombreux patients rendus quasiment asymptomatiques par les traitements psychotropes, mais restant en grande difficulté pour retrouver une vie active et sociale ; ou, à l’inverse, à des patients qui, en dépit d’une symptomatologie résiduelle, hallucinatoire par exemple, parviennent à se stabiliser dans une vie relativement autonome, comportant des liens sociaux, voire un travail et à redévelopper progressivement des capacités fonctionnelles.

5Reconnaître cette disjonction conduit à reconnaître aussi la nécessité de recourir à deux stratégies distinctes : à côté de la stratégie médicale traditionnelle, qui vise à optimiser l’évolution de la maladie, et donc la rémission symptomatique, il apparaît nécessaire de développer une stratégie complémentaire, visant l’optimisation du devenir de la personne, et par conséquent son rétablissement [29].

6Avant de décliner les formes que peut prendre cette nouvelle stratégie, il convient de caractériser plus précisément les facettes de cette notion de rétablissement.

Deux conceptions du rétablissement et de ses conditions

7Dans la littérature déjà abondante sur le rétablissement, il apparaît consensuel – et théoriquement fondé – de distinguer deux conceptions du rétablissement, qui reposent chacune sur des fondements propres et privilégient chacune certains déterminants, et par suite aussi des stratégies différentes de soutien au rétablissement.

La conception objective du rétablissement

8Une conception « objective » du rétablissement, valant comme un fait épidémiologique, parfois aussi nommée la conception scientifique [8, 43] ou clinique [44] du rétablissement

9Cette conception repose sur les études longitudinales du devenir à long terme des schizophrènes, qui viennent contredire le préjugé, remontant à Kraepelin, d’une évolution inéluctable de la maladie vers la détérioration. Bleuler avait déjà contesté cette idée, mais ce sont surtout les travaux de son fils, Manfred Bleuler, puis une série d’études [23, 25, 27] qui établissent qu’après 20 ou 25 ans d’évolution, plus de la moitié de ces personnes accèdent à un degré satisfaisant de rétablissement en termes d’autonomie, de qualité de vie, d’intégration sociale… Dans cette approche, le rétablissement est donc conçu comme un état « final », un mode de devenir favorable des malades. L’accent est mis sur les critères objectivables de stabilisation de la maladie (rémission symptomatique, absence de réhospitalisation…), mais aussi de réinsertion socioprofessionnelle (reprise d’une activité de travail ou de formation, autonomie, restauration de relations sociales…), et enfin sur les facteurs qui conditionnent ce devenir : les soins médicaux d’une part, mais aussi les éléments situationnels qui contribuent à ce devenir – facteurs d’organisation sociale et politique compris [30, 31].

10Cette prise de conscience d’un rétablissement non seulement possible, mais parfois spontané, se produisant là où il n’était pas attendu et parfois sans traitement (comme on l’observe dans les pays en voie de développement [46]), introduit un changement de perspective : l’attention est réorientée sur le devenir social des personnes et ses déterminants, plutôt que sur l’évolution de la maladie et son traitement. L’enjeu prioritaire est désormais ce devenir social des personnes plutôt que l’amélioration de la maladie.

La conception expérientielle du rétablissement

11Une conception « expérientielle » du rétablissement, parfois aussi nommée la conception des usagers [8, 13], ou le rétablissement personnel [44], reposant non sur des données épidémiologiques mais sur l’expérience vécue du rétablissement, telle qu’elle est rapportée dans des témoignages qui attestent de sa possibilité et s’efforcent d’en dégager les ressorts.

12Notons que ces témoignages, forcément singuliers, apportent des « preuves » de la réalité du rétablissement qui ne sont pas de même nature que les données épidémiologiques ; ils n’en ont pas moins une valeur irrécusable, et surtout un pouvoir de conviction ou d’exemple pour les autres malades que n’ont pas les données épidémiologiques.

13Dans cette approche, le rétablissement est moins considéré comme un but, un état final désirable ou idéal dont il resterait à établir et promouvoir les moyens d’accès, que comme une démarche, un processus dans lequel ce qui importe est de s’engager, puis de progresser [14].

14Une démarche, donc, qui ne peut être que strictement personnelle, et cela à toutes les étapes : dès l’initiation de ce processus, qui ne peut correspondre qu’à une décision personnelle liée à des prises de conscience ; ensuite, dans la réappropriation de sa vie, dans un processus de redéfinition de soi ; enfin, dans le choix des moyens pour atteindre ces objectifs [39]. C’est également parce que ce processus est personnel qu’il prend nécessairement des formes singulières, et ne peut être bien décrit et étudié que « de l’intérieur », par ceux qui en ont fait l’expérience [13, 14].

15Il est d’ailleurs significatif que l’analyse de ce processus ait été essentiellement élaborée par des personnes qui ont vécu ce parcours et ont pu en faire le récit. Elles précisent bien que l’enjeu n’est plus un retour à l’état précédant la maladie ou la restauration du niveau de fonctionnement antérieur, mais de parvenir à se rétablir dans une vie satisfaisante. Cela suppose d’avoir conscience de son handicap, de ses limites, mais également de reconnaître ses compétences, ses savoir-faire, d’avoir trouvé en soi, ou parfois aussi dans l’environnement, des ressources permettant de dépasser ses difficultés, de les contourner, de « vivre avec ». Or, parmi les facteurs qui conditionnent cette capacité de rebondir, l’accent est mis sur une posture subjective, sur un changement d’attitude ou « du regard » de la part du sujet vis-à-vis de sa situation de handicap. C’est ce qu’exprime, à partir de sa propre expérience, Patricia Deegan : « Le rétablissement, c’est une attitude, une façon d’aborder la journée et les difficultés qu’on y rencontre. Cela signifie que je sais que j’ai certaines limites et qu’il y a des choses que je ne peux pas faire. Mais plutôt que de laisser ces limites être une occasion de désespoir, une raison de laisser tomber, j’ai appris qu’en sachant ce que je ne peux pas faire, je m’ouvre aussi aux possibilités liées à toutes les choses que je peux faire [16]. » Autrement dit, cette aptitude à reconnaître non seulement ses incapacités mais aussi, à cette occasion, l’empan de ses capacités, négligées ou méconnues, s’avère être un des ressorts du rétablissement.

16On retrouve cette même exigence de changement de posture, de redéfinition de soi, dans la définition la plus couramment retenue du rétablissement proposée par W. Anthony : « Un processus profondément personnel et singulier de transformation de ses attitudes, de ses valeurs, de ses sentiments, de ses buts, de ses compétences et de ses rôles. C’est une façon de vivre une vie satisfaisante, prometteuse et utile, en dépit des limites causées par la maladie. Le rétablissement implique l’élaboration d’un nouveau sens et d’un nouveau but à sa vie en même temps que l’on dépasse les effets catastrophiques de la maladie mentale [4] ».

17Que la personne change de regard sur son devenir, qu’elle retrouve l’espoir d’accéder à une vie satisfaisante, voilà donc l’étape initiale et la condition du rétablissement. Il est aussi souhaitable, mais à titre secondaire, que ce changement de perspective sur l’avenir, que cet espoir retrouvé, soient partagés par son entourage, voire par les soignants : en effet, si sa démarche est comprise, s’il n’y est pas mis d’obstacle, si elle est accompagnée, elle en sera d’autant facilitée.

Quelques composants essentiels de l’expérience du rétablissement

18Si le rétablissement est d’abord une expérience personnelle singulière, autodéterminée, on doit aussi admettre la très grande variété des formes qu’il peut prendre et la variété des parcours de rétablissement. Cela rend difficile de caractériser, et même de définir le rétablissement, comme en témoigne la pluralité des définitions proposées dans la littérature [2, 14, 26]. Faute de place pour les envisager, nous en resterons ici à la définition de W. Anthony, citée au paragraphe précédent [4].

19Une façon rigoureuse d’approcher ce type d’expérience consiste à étudier les travaux d’auteurs qui se sont attachés à rendre compte de leur propre parcours et à en théoriser les principaux facteurs, comme le font, dans leur remarquable ouvrage de synthèse Amering et Schmolke [2].

20Dans cette diversité d’expériences, on peut repérer, sinon des invariants, du moins des facteurs récurrents, reconnus pour leur impact sur le processus de rétablissement.

21Parmi ces « composants » de l’expérience – nous nous limiterons aux plus importants – nous évoquerons d’abord l’espoir, et en particulier la croyance que le rétablissement est possible. Il témoigne de ce changement de regard de la personne – et éventuellement de son entourage – sur son devenir, pour lequel des perspectives positives sont réouvertes, mais il s’avère aussi être la condition pour s’engager dans cette voie : à ce titre, il demeure un paramètre critique [44, 14].

22La restauration du pouvoir de décider et d’agir (empowerment), qui conditionne la restauration d’un sentiment de contrôle sur sa vie et donc de responsabilité, apparaît à la fois comme ce qui est visé, comme l’expression même du rétablissement, mais aussi comme le moyen ou le ressort/moteur de la démarche [2].

23Cela renvoie en amont aux conditions de ce pouvoir d’agir : le respect d’un principe d’autodétermination, et des facultés d’autoévaluation de ses capacités [28], tel que « le sentiment d’efficacité personnelle » [6, 10] ; mais aussi des conditions environnementales favorables – , l’attitude de l’entourage en particulier.

24En aval, cette réappropriation de son existence contribue à la redéfinition d’une identité, à la restauration de la confiance et de l’estime de soi, qui de façon circulaire conditionnent l’engagement dans l’action.

25Nous insisterons au paragraphe suivant sur le rôle des échanges narratifs pour articuler l’engagement dans l’action et la représentation de soi. Ces constructions narratives contribuent notamment à la restauration du sens, à la fois par la définition d’objectifs accessibles contribuant à donner un sens de la vie, et par le pouvoir intégrateur des élaborations narratives.

26« Construire sur ses forces » est encore un des principes souvent cités du processus de rétablissement : cela implique une réorientation de l’attention sur les ressources de la personne plutôt que sur ses points de fragilité ou de vulnérabilité [2].

27Enfin nombre de témoignages insistent sur l’importance d’une reconnaissance inconditionnelle du potentiel de la personne par un tiers (un proche, parfois un soignant), ce qui vaut comme étayage nécessaire, ou plus précisément comme principe de réamorçage et de soutien de la confiance et de l’espoir, qui eux-mêmes conditionnent l’action [14]. C’est également à ce titre qu’importe l’entraide entre pairs, permettant une reconnaissance entre pairs, engagés dans ce processus de rétablissement.

28Si chaque parcours de rétablissement est singulier, il s’avère qu’il partage néanmoins avec les autres quelques étapes types, que plusieurs chercheurs ont tenté de spécifier [3, 37, 17]. On retrouve essentiellement l’idée d’une première phase de « moratoire » (déni, repli, révolte ou désespoir face à la maladie), puis une phase de prise de conscience de la possibilité du rétablissement, préalable à une phase de préparation (avec un repérage de ses ressources, mais aussi de ses objectifs propres ou de ses valeurs), avant la phase de reconstruction puis de croissance dans lesquelles se développe et se consolide le rétablissement.

Narrativité et reconstruction identitaire dans le processus rétablissement

29Plusieurs des auteurs engagés dans des pratiques de soutien au processus de rétablissement insistent, pour des raisons différentes mais convergentes, sur le rôle des échanges narratifs dans le processus de redéfinition de soi et de réengagement dans une vie sociale, constitutif du rétablissement.

30Le sociologue britannique Anthony Giddens apporte un éclairage original sur ce thème. Dans un texte qui ne porte pas sur la maladie mentale mais sur les addictions – à l’alcool en particulier, mais aussi au sexe ou au travail –, il soutient que « les rapports existant entre l’addiction, le choix d’un style de vie et l’identité personnelle » [22], sont occultés par l’assimilation de l’alcoolisme à une pathologie physique. Il rappelle que « (p)ourtant, la toute première charte des Alcooliques Anonymes soulignait d’ores et déjà que, pour pouvoir guérir d’une addiction, il est nécessaire d’opérer le profondes transformations dans son mode de vie et de procéder à un réexamen radical de sa propre identité » [22]. Le rétablissement, ici d’une addiction – rappelons que les Alcooliques anonymes ont été parmi les premiers à privilégier le terme de rétablissement – est donc bien aussi une question de redéfinition de sa vie et de son identité. Giddens évoque ensuite le type de soutien apporté dans cette organisation, les Alcooliques anonymes, par le biais de groupes de parole entre personnes partageant une même démarche de réengagement dans une vie hors de l’addiction, pour conclure : « (A)u fond, le mot d’ordre qui motive ces groupes n’est autre qu’une réécriture de la narration de soi [22]. » On ne saurait lier plus étroitement, ni plus explicitement, le rétablissement (ici de l’addiction) et le travail de redéfinition identitaire qui passe par une activité narrative. Notons enfin qu’il n’est pas ici question d’une démarche thérapeutique, mais d’une exigence existentielle qui – c’est la thèse de Giddens – s’impose en réalité à tous sans nos sociétés contemporaines, dans lesquelles chacun doit construire réflexivement/narrativement une identité qu’il ne reçoit plus comme un héritage social. Dans cette perspective, l’addiction apparaît comme un mode d’évitement de cette exigence, ce qui pourrait expliquer son développement contemporain.

31Pour Giddens, « l’addiction doit être comprise dans le contexte d’une société d’où la tradition a été effacée plus radicalement que jamais auparavant, et dans laquelle le projet réflexif du soi prend dès lors une place d’autant plus centrale. Dès l’instant où de larges pans de la vie de l’individu cessent d’être régis par des habitudes et des modèles préexistants, ce dernier se trouve dans l’obligation constante de décider et de négocier le style de vie qu’il entend adopter. En outre, et ce point est absolument crucial, les choix de ce type ne représentent pas simplement des aspects extérieurs ou marginaux des différentes attitudes de la personne, mais ils définissent au contraire qui elle « est ». Autrement dit, les choix quant au mode de vie sont constitutifs de la narration réflexive du soi » [22].

32La thèse de cet auteur est que nos sociétés post-traditionnelles confrontent chacun à la liberté, qui est aussi une exigence, celle du choix d’un style de vie, et par là d’une définition réflexive et narrative de soi. « De ce point de vue, une addiction est une incapacité radicale à coloniser le futur, et en tant que telle, elle transgresse l’une des principales préoccupations réflexives auxquelles les individus se trouvent aux prises de nos jours ». Dans cette perspective, et si l’on fait le parallèle avec la maladie mentale, la démarche de rétablissement apparaît moins comme un effort de sortie de la maladie que comme le simple réengagement dans cette tâche, qui s’impose en réalité à tous, d’assumer des choix constitutifs de « la définition réflexive et narrative de soi ».

33Dans une perspective différente, qui se focalise sur l’expérience vécue du rétablissement d’une maladie mentale, Larry Davidson consacre une grande partie de son ouvrage à l’activité narrative [14]. Elle est en effet pour lui le mode privilégié de description de l’expérience humaine. Or, si le rétablissement « se joue » fondamentalement au sein de l’expérience des usagers, au point qu’il est parfois identifié à cette expérience – un changement de regard de la personne sur sa maladie d’une part, et plus essentiellement sur son propre devenir, ses possibilités de choix de vie –, c’est « à même » leur expérience que ce processus peut et doit être étudié. Davidson estime alors que les méthodes qualitatives, d’inspiration phénoménologique, sont les plus appropriées à l’étude du rétablissement. Plus précisément, le récit en est à ses yeux le mode d’expression – et de description – privilégié. C’est la raison pour laquelle il concentre ses efforts méthodologiques sur des pratiques d’entretien et sur la formulation de questions propres à susciter de tels récits, et il attache une importance particulière au recueil et à l’interprétation des observations narratives des usagers. Ces dernières sont l’expression de l’expertise expérientielle des usagers, mais aussi un des ressorts de leur redéfinition identitaire.

34Paul Lysaker confère également à l’activité narrative une fonction centrale dans le processus de rétablissement : pour son rôle essentiel dans la constitution du soi, mais aussi pour son interdépendance avec les fonctions métacognitives, aujourd’hui reconnues comme un des principaux déterminants de capacités fonctionnelles, dans le cas de la schizophrénie du moins [28]. P. Lysaker a dirigé de nombreuses recherches empiriques sur les déterminants du retentissement fonctionnel de la schizophrénie et, au-delà, du devenir des personnes souffrant de cette pathologie. Partant de l’observation empirique que ni les symptômes, ni les troubles cognitifs ne suffisent à rendre compte du retentissement fonctionnel [21, 28], il défend l’hypothèse que l’activité métacognitive aurait une fonction médiatrice de l’impact des déficits cognitifs élémentaires – de la mémoire, des fonctions exécutives et de l’attention – sur les fonctionnements – dans la vie quotidienne ou professionnelle [33, 35]. Or, les fonctions métacognitives sont étroitement liées à l’activité narrative par laquelle elles sont sollicitées [34], et qui de ce fait les entraîne, et finalement les enrichit – au plan de la représentation de soi et de son activité mentale. De sorte que la promotion d’une activité narrative, par le biais de l’activation des capacités métacognitives qu’elle requiert, peut avoir pour effet un impact positif au plan fonctionnel [35]. Dans un travail de recherche à la fois plus théorique et plus clinique, P. Lysaker a également développé une conception dialogique du soi d’inspiration bakhtinienne, dans laquelle l’activité narrative est requise pour articuler, dans une sorte de dialogue interne, la pluralité des identités sociales que chacun d’entre nous doit assumer, et par conséquent la pluralité des « soi » en interaction [32]. La schizophrénie s’accompagnerait, selon son hypothèse, d’un déficit d’articulation de ces facettes multiples du soi ; déficit qui donnerait lieu à l’expérience du morcellement schizophrénique, ou à des formes d’absolutisation délirante de l’une des facettes identitaires du soi. L’activité narrative, par son rôle d’opérateur permettant l’articulation, mais aussi la pondération des facettes du soi, favoriserait la constitution d’un soi unifié, sans rien perdre de sa complexité, ni de son caractère pluriel et en évolution.

35L’accent mis sur les pouvoirs de l’activité narrative par ces différents auteurs fait écho aux analyses détaillées des théories narratologiques, celle de P. Ricœur en particulier [41, 42]. Le récit, en tant que forme verbale par excellence de représentation de l’action (mimesis praxeos), semble être assez naturellement la forme d’expression privilégiée du processus de rétablissement, dès lors que celui-ci, qui se concrétise dans une démarche active et délibérée, se traduit en particulier par le réengagement dans l’action – la reprise d’un contrôle sur sa vie, une expérience de maîtrise de l’action. Si on admet, de plus, une forme d’interaction circulaire entre l’action et sa représentation narrative, les productions narratives pourraient bien être, non seulement le témoin de cette relance d’une activité, mais un de ses ressorts. Enfin, le pouvoir d’articulation, et même de « synthèse de l’hétérogène » selon le mot de Ricœur [41], du récit, permet l’unification sur laquelle repose l’identité narrative, tout en laissant ouverte la possibilité de reconfigurations narratives et donc d’une évolution dynamique de l’identité. C’est de cette façon que l’activité et l’échange narratifs, dans le cadre par exemple de groupes d’entraide, contribuent à un travail progressif sur l’identité.

Conditions de possibilité et de développement du rétablissement : le tournant éthique

36Se rétablir… Cet objectif gagne à être précisé, en spécifiant par exemple : se rétablir dans une vie active, satisfaisante et dotée de sens, selon des formulations souvent reprises [4, 14]. S’engager dans la voie du rétablissement, c’est donc viser « une vie accomplie ». Mais qu’est-ce au juste qu’une telle vie ? Quels en sont les critères ? Qui en décide ? Selon quelles valeurs ? Ni la médecine, ni la psychologie n’ont de légitimité à fixer les normes d’une vie accomplie. Cette question est par excellence celle de l’éthique, voire celle qui définit l’éthique, du moins dans sa forme téléologique, c’est-à-dire soucieuse des finalités, de tradition aristotélicienne, comme le rappelle P. Ricœur : « Je réserverai le terme d’éthique pour la visée d’une vie accomplie, et celui de morale pour l’articulation de cette visée dans des normes caractérisées à la fois par la prétention à l’universalité et par un effet de contrainte (i.e. d’obligation) [42]. ».

37La démarche du rétablissement comporte donc, de façon essentielle, une dimension éthique, parce qu’elle requiert ces choix existentiels qui sont l’objet même de la réflexion éthique ; ou, pour le dire autrement, parce qu’en tant que processus de redéfinition de soi, elle implique un rapport évaluatif à soi, qui peut être considéré comme la forme élémentaire de l’expérience éthique [19]. Très concrètement, cette démarche est conditionnée par une exigence d’autodétermination – des choix de vie, ainsi que des moyens de les atteindre. Cette exigence s’applique aux personnes, mais aussi à leur entourage et aux professionnels de l’accompagnement, en tant qu’exigence de respect de cette autodétermination.

38On pourra objecter qu’un tel principe rencontre des limites avec des personnes ayant eu des troubles mentaux s’accompagnant parfois d’une altération de la capacité d’appréciation de la réalité. Il n’en demeure pas moins le principe du rétablissement, différent de celui des soins qui, dans certaines circonstances, sont à prioriser. Quant à ses limites ou aux conflits possibles avec d’autres principes – la « protection des personnes » par exemple –, cela ne peut que faire l’objet d’une délibération délicate, mais qui reste dans le registre du questionnement éthique.

39Cette mise en exergue de la dimension éthique n’est pas le seul fait de notre présentation. Elle est explicitement revendiquée dans la plupart des pratiques cherchant à promouvoir le rétablissement, comme exigence de respect de l’autodétermination justement [44]. Au plan individuel, où ce respect et l’encouragement à l’autodétermination valent comme reconnaissance de la personne – de sa responsabilité, de son autonomie morale – ; une reconnaissance à laquelle les usagers sont d’autant plus sensibles qu’ils ont souvent vivement souffert de l’avoir perdue [11]. Au plan collectif également, où les usagers qui partagent cette expérience revendiquent d’être associés à l’étude et à la théorisation du rétablissement : « Nothing about us, without us ». Une façon de rappeler que le rétablissement est, dans son principe, l’affaire des usagers, et qu’il doit le rester.

40Cette revendication articule en fait un principe éthique – respect de l’autodétermination comme condition et visée du rétablissement – à ses implications politiques – les rapports entre les usagers et ceux qui les accompagnent. Cela fait écho aux travaux de philosophie morale contemporaine, qui nous sensibilisent au fait que toute visée éthique renvoie à ses conditions de possibilité politiques [19]. Ainsi en est-il du rétablissement : pour s’orienter dans la vie que l’on a choisi de privilégier, il faut pouvoir disposer de la capacité de décider et d’agir, ou se la réapproprier. Cette restitution, ou cette réappropriation du pouvoir de choisir, de décider et d’agir, est précisément ce que recouvre la notion d’empowerment, dont nombre d’auteurs soutiennent le lien étroit avec le rétablissement [2, 44]. C’est bien de « questions de pouvoir » qu’il s’agit, donc de questions politiques, qui en soulèvent une série d’autres : Quoi ou qui a privé cette personne de ce pouvoir ? Certes sa maladie. Mais qu’en est-il des institutions ? Comment soutenir la personne dans sa démarche de réappropriation du pouvoir de choisir, de décider et d’agir ?

41Notons enfin que ce passage au premier plan des préoccupations éthiques reflète le changement de registre que nous avons signalé au début de ce texte : d’un objectif médical – la rémission des troubles – à un objectif social – la réinsertion – et existentiel – le réengagement dans un projet de vie. Ce changement d’objectifs justifie le recours à des stratégies faisant appel à des ressources et des principes différents. Dans le cadre médical, des exigences d’ordre épistémique : connaître la nature des troubles, leur étiologie éventuelle, leur mécanismes générateurs, en vue d’optimiser l’efficacité du traitement. Dans la perspective du rétablissement, l’objectif de reprendre un contrôle sur sa vie requiert une priorisation de l’exigence éthique sur le savoir – l’exigence d’autodétermination en particulier. Cette irréductible différence est soulignée par certains auteurs qui opposent la stratégie de soins, qui doit être fondée scientifiquement sur des données probantes (evidence based medicine), et la stratégie visant à optimiser le devenir de la personne, au plan social par la réinsertion, et au plan existentiel par le rétablissement. Ce n’est pas un savoir scientifique, mais des principes éthiques, qui guident ces pratiques ; à ce titre elles relèvent d’un nouveau courant qualifié de « médecine fondée sur des valeurs » (values based medicine) [18, 44]. Non seulement des valeurs, mais une nouvelle hiérarchie des valeurs dont il importe de prendre la mesure.

42On peut enfin vouloir réarticuler ce questionnement éthique – sur des choix de vie – à des connaissances psychologiques ; c’est en partie légitime, mais le risque serait de répondre à ce questionnement éthique – voire de le remplacer – par une théorie psychologique normative. C’est ce qui tend à se produire si on substitue à la visée d’une vie accomplie celle du bien-être. On peut tout à fait reconnaître l’intérêt des théories psychologiques du « bien-être », qui en proposent des définitions et des outils d’évaluation, spécifient ses déterminants, et sur cette base promeuvent des pratiques de renforcement ou de restauration du bien-être. Il n’est pas illégitime, ni sans intérêt de faire appel à ces ressources théoriques et d’y voir un facteur de soutien au processus de rétablissement ; il est en revanche problématique – et selon nous inacceptable – d’adopter ces conceptions du bien-être comme la norme vers laquelle il faudrait tendre. Ce serait lier le rétablissement à des conceptions et des pratiques non seulement normatives, mais « normalisantes », conduisant à « rabattre » la dimension éthique sur la dimension médicale, au prix d’une confusion des catégories – les catégories éthiques, de rapport à soi, de visée d’une vie accomplie, étant assimilées à des catégories médicales. On peut déceler une illustration de ce glissement dans l’article d’Hélène Provencher et de Corey Keyes, paru dans cette revue en 2010 [40]. La visée du bien-être y est assimilée à « la santé mentale positive » qui reçoit une caractérisation médicale : « Keyes définit la santé mentale positive comme un syndrome de bien-être subjectif, fondé sur les symptômes d’hédonie et d’eudaimonie [40]. » Il est d’ailleurs frappant de voir des termes dérivés de l’histoire de la philosophie morale (hédonisme, eudémonisme), utilisé comme des catégories médicales (avec un léger changement d’orthographe : « les symptôme d’hédonie et d’eudaimonie »). La visée éthique, celle de la vie bonne ou d’une vie accomplie, par laquelle le sujet se réapproprie son parcours et contribue à se définir réflexivement, ne peut être assimilée à un état médical, faisant l’objet d’un diagnostic. Ce serait remplacer la quête d’une vie dotée de sens par le conformisme à une norme médicale. En dehors de ce point spécifique de désaccord, on peut néanmoins reconnaître l’apport des courants de psychologie positive comme soutien au processus de rétablissement, et en particulier l’intérêt de la thèse, épistémologiquement forte, selon laquelle le bien-être n’est pas le pôle opposé à celui de l’état pathologique au sein d’une même dimension, mais relève d’une dimension distincte et indépendante de celle de la pathologie, qui requiert une théorisation propre (telle que la psychologie « positive» et non la psychopathologie). L’idée est que sans être psychiquement malade on peut aller mal, ou qu’inversement, en dépit de troubles psychopathologiques résiduels, on peut aller bien (au sens de l’accomplissement de soi et du bien-être.) L’intérêt de l’article de Provencher et Keyes est d’exposer cette thèse, reprise et développée par Slade [45].

Caractérisation des pratiques orientées vers le rétablissement

43Si comme nous l’avons dit le rétablissement est prioritairement l’affaire des personnes concernées, il reste possible et souhaitable d’apporter un soutien à ce processus : soutien qui doit en respecter l’esprit – réappropriation de son existence, réengagement dans une vie active – et les principaux ressorts – l’espoir, le sentiment de responsabilité associé au pouvoir de choisir et d’agir, etc.

44Cette visée du rétablissement implique donc des transformations dans le mode d’accompagnement.

45La priorité n’est plus de contenir la maladie, mais de soutenir un projet, en veillant à optimiser le recours aux ressources de la personne et à respecter la singularité de sa démarche. En ce sens, ce type de pratique est guidé prioritairement par des valeurs – en particulier de respect et de promotion de l’autodétermination [44] –, plus que par des critères d’efficacité. Ces valeurs impliquent une assez profonde redéfinition des rapports entre « accompagnants » et « accompagnés », sur un mode de partenariat [44, 15]. Le soutien entre pairs est non seulement précieux, mais il constitue l’un des indices forts du changement de paradigme.

46Comme nous l’avons suggéré en commençant, la perspective du rétablissement requiert une stratégie différente et complémentaire de celle des soins. Elles n’ont pas les mêmes objectifs, ne prennent pas en compte les mêmes dimensions et requièrent des principes d’intervention différents. La spécification des transformations requises dans le mode d’accompagnement et l’organisation des services qui souhaitent promouvoir cette démarche de rétablissement est donc un vaste sujet, qui fait déjà l’objet de nombreux travaux [12, 15, 5], que nous ne pourrons traiter ici. Mentionnons simplement la question consistant à se demander si ces deux stratégies, traitement de la maladie et rétablissement de la personne, peuvent être mises en œuvre par les mêmes structures, ou si elles doivent au contraire être nettement différenciées et de préférence mises en œuvre dans des lieux distincts, voire des structures différentes.

Le contexte français

47Nous nous sommes attachés à montrer en quoi la notion de rétablissement est conceptuellement fondée – en tant qu’elle se distingue de la notion de guérison comme modalité évolutive de la maladie, et caractérise, elle, le devenir de la personne –, en quoi elle est empiriquement justifiée – par les études épidémiologiques sur le devenir à long terme des malades mentaux, mais aussi par l’étude de parcours singuliers de rétablissement. Nous avons également esquissé quelques-uns des horizons théoriques pouvant apporter un éclairage sur ce processus : notons-le au passage, ils ne relèvent pas prioritairement de la médecine, mais plutôt des sciences sociales [20, 22], de la philosophie morale et politique [44, 46], de perspectives phénoménologiques et existentielles [14], et en partie aussi des neurosciences cognitives [34-36]. Et la liste des ressources théoriques possibles reste ouverte…

48Ce qui reste cependant à préciser, et nous ne l’avons pas abordé, c’est la place que peut trouver cette perspective dans le contexte particulier des soins psychiatriques en France [29]. Nous avons insuffisamment insisté sur le contexte anglo-saxon qui en a rendu possible l’émergence et le développement, contexte à partir duquel elle doit être comprise. Il est clair que le contexte français est profondément différent, tant au plan institutionnel et de l’organisation des soins psychiatriques, qu’au plan des sensibilités politiques, idéologiques et culturelles.

49Pour faire mieux ressortir ce que cette perspective a d’innovant, et même de subversif, on pourrait par exemple mettre l’accent sur la radicalité du choix, propre à cette approche, de se focaliser sur l’individu et ses ressources propres, sur la visée de son autonomie, en considérant ses soutiens de proximité (ses proches, son environnement social), ainsi que le soutien par les pairs plutôt que les étayages institutionnels traditionnels ; enfin en privilégiant des stratégies d’inclusion sociale portées par la collectivité. Cette stratégie, qui peut se prévaloir de résultats notables, semble plus facilement acceptable dans le contexte anglo-saxon : son développement est attesté par une importante activité de recherche, et elle est devenue dans nombre de ces pays (États-Unis, Canada, Royaume Uni, Australie, Nouvelle-Zélande) un axe prioritaire de leur politique de santé mentale [2]. Il conviendrait de décliner ce que cela implique au plan des pratiques : quels changement de perspectives, quelle nouvelle hiérarchie de priorités, quels principes guidant les pratiques de soutien ?

50Il pourrait enfin être éclairant de mieux comprendre les résistances que rencontre cette perspective en France, dans les milieux soignants en particulier. Elle ne nous est cependant pas étrangère, y compris dans des formes proches des modèles anglo-saxons, si on songe par exemple au succès que rencontrent les groupes d’entraide mutuelle, et à l’intérêt explicite qui est manifesté dans certains d’entre eux pour le rétablissement. Parmi les structures médicosociales également, certaines comme l’association Messidor, vouées à la réinsertion professionnelle des personnes en situation de handicap psychique, ont reconnu dans la perspective du rétablissement une reformulation de leurs propres intuitions directrices quant à la visée et aux principes de leur pratique.

51On peut enfin reconnaître pour terminer que cette notion n’interroge rien de moins que la finalité des soins en psychiatrie, soins au sens large, incluant les pratiques psychothérapeutiques mais aussi les pratiques médicosociales d’accompagnement.

 

Remerciements

À Catherine des Moutis et à Tim Greacen pour leurs commentaires et leur relecture soigneuse de ce texte.